- Conférence d’Henri de Grossouvre devant le Dialogue Franco-Russe (mercredi 22 avril 2015) -
Avant de commencer je souhaite remercier le prince Alexandre Troubetzkoï, président exécutif du dialogue franco-russe et Denys Pluvinage, directeur de l’Institut franco-russe de m’avoir invité à intervenir ce soir. Je me réjouis de revoir des visages connus, je me réjouis aussi d’intervenir ici, au dialogue franco-russe et de pouvoir discuter avec vous durant la deuxième partie de la soirée.
La crise de l’Union Européenne n’a jamais été aussi flagrante, crise économique, crise démocratique, crise politique, crise culturelle, crise existentielle même. « L’Europe ne sait plus ce qu’elle est ni ce qu’elle veut » s’inquiète Hubert Védrine. Cette union de vingt-huit membres et de 507 millions d’habitants est sur le papier la première puissance économique mondiale mais ne pèse pas sur la scène internationale. C’est sans doute là qu’il faut chercher la cause de l’absence de relations constructives avec la Russie. En théorie nous traitons d’une question strictement et exclusivement européenne : les pays de l’UE et la Russie, en pratique il ne vous a pas échappé que les Etats-Unis exercent un rôle déterminant sur ces deux parties de la grande Europe depuis la première guerre mondiale. Quelle est aujourd’hui cette Europe, l’Europe de l’UE ? Y a-t-il d’autres Europe possibles ? quels sont les intérêts des Etats-Unis en Europe, sur le continent européen ? Coïncident-ils toujours avec nos intérêts bien pensés et quelle politique de coopération aurions-nous intérêt à développer avec la Russie ? Ce sont les questions auxquelles je vais essayer de répondre ce soir à l’heure où l’on parle de construire en Ukraine un nouveau mur pour diviser l’Europe quinze ans après la chute du communisme et de l’empire soviétique, quinze ans après la chute du mur de Berlin et du rideau de fer. Mais aussi à l’heure de l’espoir puisque des résistances de gauche et droite s’organisent.
Résistances refusant la confrontation et l’instrumentalisation des deux Europe. Ces résistances, ces alternatives plus ou moins marginales mais cours de structuration en France, en Allemagne en Italie et dans les autres pays de l’Europe occidentale, sont déjà au pouvoir dans des pays d’Europe centrale et des Balkans, en Grèce, en Serbie dans une certaine mesure, mais aussi en Hongrie.
Depuis la fin de la seconde guerre mondiale et malgré la parenthèse gaulliste les pays de l’Europe de l’Ouest ne sont plus sujet mais objet des relations internationales, l’Europe centrale et orientale a été quant à elle sous tutelle soviétique jusqu’en 1990. Aujourd’hui le formidable espoir que représentait en 1990 la possibilité d’une réconciliation européenne de Brest à Vladivostok a été obscurci par la mise sous tutelle stratégique de l’ensemble des pays actuels de l’UE et par le remplacement de la possible renaissance d’un projet politique européen ambitieux par l’extension de l’OTAN aux portes de la Russie, source de confrontation et de division du continent. Souvenez-vous de la crise de Cuba en 1962, pour les Etats-Unis des missiles soviétiques à leur porte n’étaient pas acceptables et c’était tout à fait normal.
Quelle est la conception actuelle de l’Europe qui préside aux destinées de l’Union Européenne ? C’est une Europe réduite à l’économie, c'est-à-dire d’une Europe fonctionnaliste, d’une Europe n’ayant ni frontières définies ni projet politique propre. C’est le projet de Jean Monnet. Cette Europe sous couvert de fédéralisme n’est en fait qu’un grand marché, sans histoire et sans frontière. Elle n’a pas de projet propre, elle n’est qu’une étape de la mondialisation. L’Europe de Schuman par exemple ne se réduisait pas à l’économie. Cette Europe économique, « marché commun » puis « Union Européenne » est souvent critiquée comme étant une Europe fédéraliste ou aspirant au fédéralisme, je vous rappelle que Churchill a lancé le mouvement fédéraliste européen dont il a été le premier président. C’est une Europe où la compétition prime sur la solidarité. Le patriotisme des pays de cette Europe économique ne peut être que celui défini par Habermas et conçu pour l’Allemagne occupée, « un patriotisme constitutionnel », fidélité à une idée, fidélité à une constitution et non à une réalité historique culturelle et géographique. Cette Europe sortie de l’histoire et de l’espace n’est qu’une abstraction. Qui peut être motivé par une telle abstraction ? Avez-vous une représentation mentale spatiale de l’UE comme vous en avez une de la France, comme les habitants des Etats-Unis ou de la Russie en ont une de leur pays ? Bien évidemment non. Cette UE n’a pas ou plus de projet politique, pas d’ambition internationale en dehors du marché mais en même temps, paradoxalement, Bruxelles interdit la création de champions économiques européens ! Paradoxe de surface seulement car en fait cette Europe marché ne peut être que sous tutelle stratégique d’un tiers, cette Europe est avant tout atlantiste. On sait aujourd’hui que Jean Monnet émargeait aux services américains. Une Europe atlantiste, regardez une carte, est bien sur une Europe déséquilibrée et amputée. Vladimir Volkoff rappelait le 31 juillet 2002 dans un article sur mon livre « Paris Berlin Moscou » paru dans le Figaro que l’intérêt des Etats-Unis est que l’Europe se fasse, mais qu’elle se fasse mal, c'est-à-dire qu’elle ne soit justement qu’un grand marché sous tutelle stratégique d’un tiers. Le fédéralisme soutenu par Churchill au lendemain de la guerre alors que les britanniques ne cessent de combattre tout ce qui pourrait ressembler à un projet politique européen spécifique est à mettre en parallèle avec le cynisme du soutient britannique aux élargissements aux pays d’Europe centrale et orientale après la chute du mur. Elargir avant d’approfondir réduit à néant le projet politique naissant. Une Europe à 28 ne peut se mettre d’accord sur des grands axes de politique étrangère et est dominée par des intérêts qui ne sont pas les siens.
L’autre conception de l’Europe est celle du général de Gaulle, l’Europe des Etats, l’Europe troisième force. Alors que Charles de Gaulle a été fait prisonnier par les Allemands durant la première guerre mondiale et qu’il avait grandi et été formé par l’esprit de revanche vis-à-vis de l’Allemagne, il savait aussi que rien ne se fait de grand en Europe depuis Charlemagne sans la France et l’Allemagne. Dès avant la fin des combats il a commencé à préparer et à organiser la réconciliation avec notre voisin. Parallèlement il savait aussi que la Russie se libérerait un jour du communisme, il ne parlait pas d’URSS, mais de «Russie soviétique». Toutefois le général n’a pas remis en cause la construction européenne à son accession au pouvoir mais il oppose son véto à l’entrée de la Grande-Bretagne dans le marché commun et il s’emploie à favoriser l’émergence d’une autre Europe, avec la Russie, d’une Europe troisième force. Après le départ du général de Gaulle et l’échec du projet alternatif conçu par les britanniques, l’AELE, ils ont intégré le marché commun pour l’influencer de l’intérieur, tout cela avec une certaine réussite ! En 1963 la France signe avec l’Allemagne le traité de l’Elysée mais le Bundestag adjoint au dernier moment un préambule rédigé justement par Jean Monnet qui subordonne l’Allemagne à ses obligations atlantique et retire ainsi toute sa substance à l’ambitieux projet franco-allemand. En 1966 le général fait sortir la France de l’organisation militaire de l’OTAN. Il effectue un voyage spectaculaire en « Russie soviétique » du 20 juin au 1er juillet 1966. En 1967 en Pologne et en 1968 en Roumanie. Il prévoyait la fin de la tutelle soviétique sur les pays d’Europe centrale et la fin du communisme en Russie. L’important, rappelait il n’est pas de voir le monde tel qu’il est mais tel qu’il devient ! En septembre 1966 le général de Gaulle prononce aussi le retentissant discours de Phnom Penh perçu par Washington comme un défi. Deux ans plus tard le plus grand symbole de la résistance française devait quitter le pouvoir à la suite des événements de mai 1968. Ces événements ont-ils été la première révolution de couleur ? On peut légitimement se le demander. Le célèbre général Vernon Walters, militaire et ambassadeur fut attaché militaire à Paris de 1967 à 1972, proche de mon père, nous le recevions chez nous à la campagne à la fin des années quatre-vingt...
Il y a enfin une troisième conception de l’Europe compatible avec celle du général de Gaulle, ce que j’appellerai le projet d’une Europe politique troisième force voire d’un fédéralisme « authentique ». C’était par exemple celle, au lendemain de la guerre, de Robert Aron, Denis de Rougemont et Alexandre Marc. Fédéralisme authentique dans la mesure où les prétendus éléments de fédéralisme présents actuellement dans les institutions étranges et hybrides de l’UE sont en fait l’exact contraire du fédéralisme dans la mesure où l’UE se mêle de définir la taille des poireaux, la couleur des pommes ou l’odeur des fromages mais brille par son absence sur les grands sujets stratégiques, politique étrangère, défense, politique culturelle. Il s’agit aussi là de la mise en œuvre de l’exact contraire du principe de subsidiarité selon lequel le local doit décider de tout ce qui est de son ressort et selon lequel l’échelon supérieur ne doit intervenir seulement lorsque l’échelon inférieur n’est plus à même de résoudre la question de lui-même. Et pourtant l’UE prétend être construite sur la base du principe de subsidiarité !
Si on veut comprendre les buts de la politique des Etats-Unis en Europe mais aussi ce que serait une nouvelle coopération européenne construite en fonction de nos intérêts propres il faut mettre en évidence le fil directeur de la politique britannique puis de la politique des Etats-Unis sur le continent européen du XVIIIe siècle à aujourd’hui. La politique anglaise a toujours fait en sorte de soutenir les puissances émergentes pour empêcher la constitution d’un bloc européen continental, d’empêcher les coalitions continentales. Les anglais ont par exemple favorisé l’ascension de la Prusse, l’étoile filante des puissances européennes contre la France mais aussi contre l’autre pôle germanique établi celui de Vienne et des Habsbourg. Du point de vue anglais puis américain ce pôle habsbourgeois, pluriethnique et multiconfessionnel au centre de l’Europe aurait pu constituer la base d’une puissance paneuropéenne plus large d’où l’acharnement mis à le démanteler au lendemain de la première guerre mondiale. Un des pères de la géopolitique contemporaine, le géographe et géopoliticien britannique Sir Halford Mackinder (1861-1947) explique qu’il faut contrôler les Rimlands qui bordent le Heartland du continent eurasiatique pour qu’ils ne tombent pas aux mains des Russes. Le fil rouge de la politique anglo-saxonne est la division du continent européen et l’endiguement, le « containment », l’encerclement de la Russie. Le Heartland de Mackinder est à son époque l’espace occupé par l’empire russe et l’empire soviétique. Il résume sa théorie de la manière suivante : « Who rules East Europe commands the Heartland ; who rules the Heartland command the World-Island; who rules the World-Island controls the world ». La première partie de la théorie concerne l’Europe dite de l’Est, concept de l’Europe divisée pendant la guerre froide, d’où par exemple le but poursuivi par les Etats-Unis depuis les années quatre-vingt dix : l’éclatement de la Yougoslavie, puis la séparation du Kosovo de la république de Serbie pour y installer Bondsteel, leur plus importante base militaire sur le continent qui leur permet de desservir le proche Orient et l’espace de l’ex-URSS. L’aventurier et écrivain américain Homer Lea (1876-1912) est considéré comme le précurseur de la pensée eurasiatique américaine, il développe des idées similaires dans « the day of the Saxons », il prône l’endiguement de l’empire russe du Bosphore à l’Indus. D’ailleurs le cousin de mon voisin de gauche à cette table, le prince Nikolaï Troubetzkoï, célèbre linguiste est un des fondateurs il y a un siècle du mouvement eurasiste russe. Mais revenons à l’eurasisme « américain », Nicholas Spykman (1893-1943), universitaire et journaliste américain relativisera l’importance du Heartland pour souligner celle des Rimlands mais le but poursuivi est toujours le même : encercler, affaiblir la Russie pour bien sur empêcher tout rapprochement avec l’Europe occidentale. Il faut bien comprendre qu’une union de l’Europe occidentale et de la Russie reléguerait immédiatement les Etats- Unis au statut de puissance non pas de seconde zone mais de troisième zone. Le continent eurasiatique rassemble l’essentiel des populations, ressources et richesses mondiales. Pour Nicholas Spykman « qui contrôle les Rimlands gouverne l’Eurasie, qui gouverne l’Eurasie contrôle les destinées du monde ». Dans cet esprit, après guerre, le diplomate et historien américain George Kennan (1904-2005) en poste à l’ambassade américaine à Moscou favorise la mise en place de pactes avec les pays limitrophes de l’URSS dans un but « d’encerclement capitaliste ». Zbigniew Brzezinski dans « The Grand Chessboard » actualisera ces théories. En fait les frontières de l’encerclement se rapprochent toujours plus de la Russie. L’encerclement capitaliste de l’URSS communiste fait place à l’encerclement libéral otanien de la Russie de Poutine stigmatisée pour son nationalisme, son conservatisme, son orthodoxie... En fait peu importe les orientations idéologiques de la Russie, ce ne sont du point de vue de Washington que des prétextes à son encerclement. Certes le régime russe actuel est autoritaire, personne ne le conteste mais la Russie n’a été libérée du totalitarisme qu’en 1990 et le régime démocratique s’y construit progressivement. Nous ferions mieux, me semble t’il, de remédier aux carences démocratiques de l’UE et de construire des alliances en fonctions de nos intérêts sans jouer les professeurs de démocratie. Nous devrions surtout avoir la lucidité de comprendre les buts des politiques internationales poursuivies derrière l’instrumentalisation de la rhétorique démocratique.
Récemment le très influent George Friedman, fondateur de Strafor, officine qualifiée par certains de « shadow CIA » et dont je vous conseille de lire les publications en ligne, a tout simplement expliqué dans un entretien donné en Russie au journal « Kommersant » que le changement de régime en Ukraine avait été orchestré par les Etats-Unis en réponse aux succès diplomatiques russes en Syrie ! « The United States is behind the February coup in Kiev, which came in response to Russia’s stance on Syria (...) Indeed it was the most overt coup in history (...) The United States decided to act following Russia’s success in the Middle East, a key region for the US (...) The events should be viewed in this context (...) The US decided to divert Russia’s attention away from the Middle East ». Et dans une vidéo filmée au « Chicago council on global affairs » que l’on peut voir sur internet, Friedman explique simplement que si les Etats-Unis le pouvaient ils occuperaient militairement l’ensemble du continent eurasiatique ! Comme ce n’est pas possible il faut créer des foyers de division et d’affrontement comme en Ukraine. D’ailleurs Friedman n’est pas le seul représentant de l’établissement américain à reconnaitre quasi officiellement la griffe des Etats-Unis dans le changement de régime en Ukraine. Dans la très officielle revue américaine «Foreign Affairs » (revue issu du think tank qui détermine en grande partie la politique étrangère des Etats-Unis, le Council on Foreign Relations), John Mearsheimer écrit en 2014 « Why the Ukraine crisis is the West fault ». John Mearsheimer est un spécialiste des questions de sécurité, de dissuasion et de relations internationales, il est professeur de sciences politiques à l’université de Chicago. Les Etats-Unis sont sortis de l’isolationnisme en déclarant la guerre à l’Espagne, après l’explosion suspecte du cuirassier Maine le 15 février 1898 dans le port de la Havane, à Cuba. A la guerre déclenchée en 1898 fait écho le torpillage du paquebot transatlantique britannique Lusitania qui transportait secrètement des munitions, l’attaque de Pearl Harbour en décembre 1941 alors que les Américains avaient cassé les codes de cryptages japonais ou encore l’attaque du 11 septembre qui a déclenché les guerres américaines des quatorze dernières années. La politique anglaise puis américaine vis-à-vis du continent européen a peu évolué depuis cent cinquante ans mais quand les Etats-Unis croient approcher une domination mondiale totale les stratèges se font plus explicites. Le célèbre PNAC – Project for the New American Century publié en 2000 et élaboré par les néo- cons américains prévoyait la plupart des mesures adoptées après le 11 septembre, retrait de Washington des traités relatifs au contrôle d’armement pour pouvoir déployer sur le sol européen des boucliers anti-missiles, possibilité de développer de nouvelles armes nucléaires utilisables sur le champ de bataille, et surtout la possibilité, condamnée à Nuremberg, de mener des guerres préventives. Du point de vue européen il faut surtout retenir que les Etats-Unis, depuis l’effondrement de l’URSS considèrent l’Europe occidentale, première puissance économique mondiale, comme un concurrent potentiel et n’ont plus que jamais de cesse d’empêcher que l’Europe organise son indépendance stratégique et tisse des liens avec la Russie, d’où la diabolisation de cette dernière. Il fallait un endiguement capitaliste parce que la Russie était communiste et aujourd’hui il faut étendre l’OTAN aux portes de la Russie parce que cette dernière est othodoxe et conservatrice ! Ce ne sont bien sur que des prétextes, les Etats-Unis cherchent surtout à reconstruire un mur plus à l’Est. Mais le temps ne joue pas pour eux d’où la nécessité de verrouiller par la violence leur avantage actuel. Le monde est d’ores et déjà multipolaire, la Russie, la Chine, l’Inde, les pays d’Amérique latine en sont autant de pôles alternatifs commençant à tisser entre eux des solidarités économiques et stratégiques. La raison d’être de l’OTAN était la menace soviétique, celle-ci disparue, l’OTAN aurait du être dissoute. Non seulement elle n’a pas été dissoute mais elle a même été transformée progressivement en outil de conquête permettant d’intervenir en dehors de ses pays membres. En trois mouvements si vous me permettez l’expression. En 1991, lors de l’opération tempête du désert, les Etats-Unis ont encore besoin de l’aval du Conseil de sécurité de l’ONU. En 1994, en Bosnie l’OTAN intervient pour la première fois hors de la zone de ses pays membres mais elle est reste mandatée par les nations unies. En 1999 enfin, l’OTAN bombarde seule la Serbie. Il est beaucoup question des Etats-Unis parce qu’ils sont omniprésents en Europe depuis un siècle. Il ne s’agit bien sur pas de définir une politique contre les Etats-Unis mais pour nous- mêmes. J’en parle avec d’autant plus de détachement que j’ai quant à moi été élevé dans un environnement très américanophile. Mon père était le chef de Gladio pour la France, cette armée secrète que les Etats-Unis avaient mise en place dans les principaux pays d’Europe occidentale en cas d’invasion conventionnelle soviétique. Ils recrutaient par pragmatisme les officiers de Gladio les plus surs parmi les patriotes anticommunistes.
Durant la crise iraquienne qui a précédé les bombardements américains sur Bagdad en mai 2003, la France, l’Allemagne et la Russie ont esquissé un rapprochement qui leur a fait prendre conscience du gigantesque potentiel économique, politique et stratégique d’un continent européen réuni autour d’un axe idéal « Paris Berlin Moscou ». Un an plus tôt, en avril 2002, j’avais publié mon livre « Paris Berlin Moscou, la voie de l’indépendance et de la paix ». Ce livre était paru quelques semaines avant les élections présidentielles de mai 2002, pendant lesquelles j’avais soutenu Jean-Pierre Chevènement, croyant qu’il serait à même de réaliser l’union gaullienne des forces vives françaises au-delà des partis qu’il appelait de ses vœux. Quelques mois plus tôt, en octobre 2001, j’avais publié une tribune dans Le Figaro, « la France de Jean-Pierre Chevènement » dans laquelle j’expliquais pourquoi je croyais qu’il était alors le véritable héritier de la pensée gaullienne, pensée de l’indépendance de la France et de l’Europe. Pourquoi un axe Paris Berlin Moscou ? En Allemagne, pour la première fois les responsables ont suivi le président Chirac et le ministre des affaires étrangères Villepin sans adjoindre un préambule au dernier moment ! Gerhard Schroeder avait été réélu en faisant campagne sur la critique de la politique étrangère américaine, le plus grand tabou de l’Allemagne fédéral était brisé. Pour la petite histoire Edmund Stoiber le candidat CDU-CSU longtemps favori avait lui aussi de se rapprocher conjointement de la France et de la Russie, Stratfor avait publié alors une note sur le problème que posait pour les Etats-Unis l’axe Paris Berlin Moscou préparé par le candidat Stoiber. Stratfor suit de près la question, l’agence a publié le 1er juin 2012 une note sur Poutine, Merkel et Hollande : « The shifting Berlin Paris Moscow alliance ».
Pourquoi la France, l’Allemagne et la Russie? Chacun de ses trois pays occupe géographiquement sur une partie de l’Europe une situation clé. Chacun jouit d’une masse critique suffisante pour jouer un rôle international, chacun est aussi culturellement une façon de matrice des grandes cultures européennes latines, germaniques et slaves. La France est un peu le Finistère du continent européen, sa péninsule. Cas unique en Europe, elle participe à la fois de l’Europe du Nord, de l’Europe rhénane et centrale et de l’Europe méditerranéenne. Nous avons d’ailleurs réalisé au Forum Carolus un cahier spécial de la revue des deux Mondes sur le thème « Alsace porte de l’Europe centrale ». La France joue un rôle de pivot sur l’Europe occidentale. L’Allemagne au centre de l’Europe a connu des frontières mouvantes à l’Ouest et à l’Est, elle peut aujourd’hui rejouer son rôle d’influence traditionnel en Europe centrale et orientale. La Russie depuis Pierre Le Grand jusqu’au XXe siècle n’a cessé de se rapprocher de l’Europe occidentale, elle est aussi le lien avec le monde asiatique et pacifique en pleine croissance. Même la parenthèse communiste peut être considérée comme l’héritage de la philosophie de l’histoire occidentale issue des lumières poussée à son terme. N’oublions pas que Marx était allemand et a habité à Londres et Trotski à New-York ! Si on prend du recul, l’ennemi héréditaire de la France est l’Angleterre, les Plantagenets étaient l’ennemi des Capétiens, la France et le royaume d’Angleterre ont été longtemps en guerre, de la guerre de cent ans, de 1346 à 1451, à ce que les historiens appellent la deuxième guerre de cent ans de 1689 à 1815. Une partie de l’histoire de l’Europe est commune à la France et à l’Allemagne, l’époque carolingienne. Les Francs en Gaule sont probablement bilingues jusqu’au début du IXe siècle. Entre la France et l’Allemagne toute l’ancienne Lotharingie, de Belgique, en passant par le Luxembourg, l’Alsace et la Suisse sont des régions où les cultures et les langues françaises et germaniques ont toujours été mêlées et sont encore aujourd’hui bilingues voire trilingues si on compte les dialectes germaniques. Entre l’Allemagne et la Russie des zones d’influences réciproques perdurent, il y encore des résidus de tribus slaves en Allemagne et des minorités germanophones en Russie. Les Romanov comme vous le savez avaient plus d’ancêtres allemands que russes. Au-delà de l’histoire de la culture et de la géographie, ces trois pays ont surtout la possibilité de mettre en commun ce que Jean-Claude Empereur et Jean-Paul Baquiast ont appelé avec d’autres les technologies de souveraineté. C'est-à-dire les grands domaines qui permettent d’exister stratégiquement dans le monde d’aujourd’hui, comme par exemple les technologies spatiales, l’aéronautique, la défense, les biotechnologies, les technologies de l’information et les transports. Je n’ai pas besoin d’expliquer ici à une organisation coprésidée par le président des chemins de fer russes l’effet structurant économiquement mais aussi culturellement des grands axes de communication et plus particulièrement des voies ferrées.
Le pendant de « Paris Berlin Moscou » au sein de l’UE est une Avant-garde, un noyau dur européen, un groupe de pays pionniers, peu importe l’appellation, qui partagent suffisamment de conceptions communes pour décider ensemble de s’entendre sur des questions comme la politique étrangère et la défense. L’Union Européenne fonctionne d’ores et déjà à plusieurs vitesses (euro, Schengen...). Le cœur carolingien de l’Europe pourrait être le plus à même de représenter cette avant-garde. Je pense à la France et à l’Allemagne, à la Belgique, au Luxembourg, à l’Autriche, auquel on pourrait adjoindre le vrai centre de gravité de l’empire austro-hongrois: Budapest et la Hongrie. Les récentes orientations de ce pays nous donnent d’ailleurs raison.
La situation que nous vivons est loin d’être réjouissante, les pays d’Europe occidentale sont réduits à un marché et n’ont pas de politique stratégique propre. Seules la France et la Grande Bretagne sont aujourd’hui capables d’intervenir militairement sur des théâtres extérieurs, l’armée française n’a d’ailleurs jamais été aussi aguerrie aujourd’hui depuis quarante ans. N’ayant pas d’autonomie stratégique les pays de l’Union Européenne se font le relai de celle de nos alliés américains. Et pourtant c’est toujours dans les crises les plus graves qu’apparaissent des opportunités insoupçonnées. Face au risque de guerre nucléaire par l’attisement du foyer ukrainien, l’Allemagne qui depuis un an s’était alignée sur les positions antirusses les plus radicales a réussi avec la France et la Russie à initier les accords de paix de Minsk II. Minsk II c’est « Paris Berlin Moscou », l’Europe réconciliée et pacifique. Dans d’autres pays des politiques alternatives en faveur de la paix et hostiles à cette nouvelle guerre froide émergent. La Hongrie pourtant peut encline à un rapprochement avec la Russie, les Hongrois n’oublieront jamais 1956 et pourtant Orban qui avait été élu en faisant campagne sur l’expulsion des Russes de son pays vient de signer des accords énergétiques (gaz et nucléaire civil) avec la Russie de la plus haute importance. La Grèce de Tsirpas est hostile aux sanctions contre la Russie et ne veut pas de nouvelle guerre froide, les pays d’Europe sont bien évidemment les premières victimes des sanctions et d’une nouvelle guerre froide. La Serbie réussit quant à elle à négocier son entrée dans l’UE et en même temps à continuer à entretenir d’excellentes relations avec la Russie. La récente édition serbe de mon livre « Paris Berlin Moscou » a été présentée à Belgrade le 17 octobre 2014 lors d’un grand colloque international organisé par Miroslav Parovic et Troisième Serbie. La veille le président Poutine effectuait une visite officielle à Belgrade pour célébrer la victoire contre le fascisme et signer d’importants accords économiques et stratégiques. Voilà de quoi nous avons besoin, de ponts entre les deux Europe, pas de mur. Même les Croates qui doivent leur indépendance au soutien du BND resté proche des Etats-Unis (même Angela Merkel se méfie du BND !) se mettent à dénoncer le soutient des néo-nazis d’Ukraine par l’Occident, Stjepan Mesic, ancien président croate est intervenu récemment dans ce sens. Au sein des grands partis établis des voix dissidentes se font entendre, principalement au sein des mouvements de jeunes de ces structures, sans parler des partis contestataires de droite et de gauche.
Henri de Grossouvre